QUALITÉ – QUAND LE BIO S’Y MET AUSSI
Il fallait s’y attendre. Le bio commence à
se heurter au cancer des produits frais : l’aspect. Je vous en ai déjà
parlé il y a quelques mois, en vous expliquant que c’est probablement le
premier critère de qualité, puisque son influence est directe, tant sur le
geste d’achat, que sur le prix d’achat pour le consommateur, ainsi que sur le
prix que touchera l’agriculteur pour sa production.
Jusqu’à présent, l’agriculture biologique
avait échappé à ce problème, générateur d’une impressionnante quantité de
gaspillage alimentaire. En effet, la classification des produits bio ne se fait
pas selon les mêmes exigences que celle des produits conventionnels.
En bio, on tolère les dégâts de frottements,
une grande partie des déformations, même des hétérogénéités de calibre dans un
même lot. Il n’y a pas de premier choix et de deuxième choix en bio. La
normalisation n’y a pas encore mis son nez.
Cette différence est depuis longtemps une
source de tension entre producteurs bio et conventionnels, car la plupart de
ces défauts d’aspect n’ont rien à voir avec la méthode de production. Ils
peuvent être dus au vent, à la grêle, au froid, à des problèmes de
pollinisation, à des attaques d’oiseaux, et une multitude d’autres causes non
contrôlables chimiquement.
Bref, cette différence de critère est
purement politique, destinée à favoriser l’agriculture biologique par rapport à
l’agriculture conventionnelle.
Depuis toujours, la différence de
productivité entre le bio et le conventionnel, évidente dans la plupart des
cultures, bien que pas systématique, était en grande partie compensée par ces
différences de critères commerciaux, permettant au bio d’obtenir une quantité
vendue par hectare comparable, grâce à un pourcentage de déchets inférieur.
Pourtant, cette règle communément admise,
bien que sans aucune justification en termes de qualité gustative, commence à
avoir du plomb dans l’aile. L’année 2017 est une année noire pour beaucoup de
productions, essentiellement pour de graves problèmes commerciaux, de grandes
difficultés à vendre, et des prix de vente généralement très bas, fréquemment
inférieurs, pour l’agriculteur, à ses coûts de production.
Et que se passe-t-il lorsque le marché se
trouve dans cette situation ?
Il devient de plus en plus exigent sur la
qualité.
Et voici que l’agriculture biologique commence
à se trouver confrontée à l’une des principales difficultés de l’agriculture
conventionnelle.
(Article récemment publié dans la version
digitale d’une revue généraliste française connue).
Voyez donc le cas de ces petits
agriculteurs bio, désespérés d’une situation, somme toute assez habituelle,
mais à laquelle ils ne sont pas préparés :
« Un couple d'agriculteurs s'apprête à
laisser pourrir près de trois tonnes de courgettes en raison des exigences des
consommateurs.
Une
tache sur une courgette vous empêcherait-elle de l'acheter? C'est en tout cas
la raison du gâchis d'une grande partie de la production d'un couple
d'agriculteurs bio. En raison de légers défauts sur leurs légumes, Caroline et
Cyril Roux sont forcés de regarder pourrir leur dur labeur à cause des
exigences des consommateurs. »
Oui, je comprends bien leur état d’âme, c’est
dur à accepter.
Savez-vous par exemple, que lorsque je prépare
mes prévisions de récolte, plusieurs mois ou plusieurs semaines avant de
commencer, pour les vergers dont j’ai la responsabilité, j’introduis dans les
calculs destinés à l’équipe commerciale, une valeur de 15% de déchets ?
Oui, 15% de fruits non commercialisés, jetés
à la poubelle majoritairement à cause des défauts d’aspects.
Et encore, 15% c’est bien. Cette année, à
cause des conditions commerciales si difficiles, ce pourcentage est monté à
20%, et l’année dernière, année climatique exceptionnellement difficile, nous
avons presque atteint 25%.
Chaque semaine durant la récolte, des dizaines de tonnes de pêches et de nectarines attendent les camions d'industrie, forme moderne et rentable (sauf pour l'agriculteur) d'éviter la destruction pure et simple. Elles seront transformées en jus, en purée ou en concentré. La seule autre option, c'est la poubelle. Ces fruits ne correspondent pas au standard commercial, essentiellement pour des motifs esthétiques (défauts d'épiderme).
Dans mes conditions, précoces, à cycle
court, avec des variétés spécifiques, globalement assez peu productives, mais adaptées
au climat local, cela veut dire que pour ma production de pêches ou de
nectarines, je sais avant de commencer que seront jetés environ 4.000 kilos de
fruits par hectare chaque année, et si je tombe sur une année difficile pour
n’importe quelle raison, ce chiffre peut dépasser 6.000 kilos.
Car comme le disent ces agriculteurs,
« ces
petites tâches vertes sur les courgettes ont été causées par les fortes
chaleurs du mois de juin. Cependant, elles ne modifient en rien le goût ou la
qualité des légumes. "Beaucoup veulent du bio parfait" »
C’est une évolution inévitable du bio.
C’est une des conséquences de son succès, de sa popularisation.
Plus de production biologique, c’est aussi
l’accès au bio d’un public plus large, non préparé, non informé, qui achète bio
juste parce qu’il pense que c’est mieux, sans avoir réellement réfléchi à la
portée de ce changement.
Comme par ailleurs, c’est un marché en
progression constante, c’est une immense source d’enrichissement pour beaucoup
de gens (voyez par exemple Biocoop ou Kokopelli, entreprises peu scrupuleuses,
exploitant à fond un filon très juteux), tous les moyens sont permis pour
attirer de nouveaux consommateurs, et la désinformation est un excellent moyen
pour y arriver.
Beaucoup de consommateurs se convertissent
au bio, effrayés par les âneries qu’on leur raconte ou par les scandales
sanitaires, pour lesquels on ne met en avant que ce qui intéresse…
Qui sait par exemple, que parmi les lots
d’œufs contaminés au fipronil (un scandale alimentaire actuel en Europe), il y
a aussi des lots d’œufs vendus comme étant de production biologique ? Cet
exemple nous vient de Belgique. http://www.lavenir.net/cnt/dmf20170810_01039399/j-ai-consomme-quatre-boites-d-oeufs-contamines-au-fipronil-verifiez-aussi-les-codes-hollandais.
Les grands capitalistes du bio sont en
train de réussir leur pari : les gens sont inquiets de la qualité de leur
alimentation. Pour la planète, aussi, bien sûr. Mais c’est tout de même avant
tout un geste individuel.
Et les gens qui se convertissent à la
consommation de produits bio transposent directement leurs habitudes et leurs
exigences de consommateurs de produits conventionnels normalisés, sur les
produits bio.
La boucle est en train de se boucler. Les
consommateurs vont forcer la production biologique à augmenter les critères de
qualité, au moins au niveau de l’aspect.
Una part toujours plus importante de la production
bio se vend en supermarchés, sans encadrement ni conseil, et les consommateurs
achètent à la vue, donc à l’aspect.
Et ce qui fait l’un des principaux attraits
de l’agriculture biologique, du point de vue de l’agriculteur, la marge
économique par hectare, est en train de fondre comme neige au soleil.
Car un producteur biologique produit moins,
mais commercialise une plus grande partie de sa production, et à un prix moyen
meilleur…jusqu’à présent.
C’est en train de changer.
Ce problème sera-t-il seulement un accident
de parcours sur la course au bio, le développement (trop) rapide et
(relativement) hors de contrôle de ce mode de production ? C’est possible,
à court terme.
Mais n’en doutez pas, tôt ou tard, nous y
arriverons.
Et que se passera-t-il lorsque nous y
serons arrivés ?
Ce que je vous expliquais, il y a quelques
mois, sur l’aspect : une partie toujours plus importante des interventions
phytosanitaires biologiques aura un objectif cosmétique.
Les produits seront bio, bien sûr, mais ils
auront des effets secondaires nettement plus importants.
Car lorsqu’un agriculteur sait qu’au moins
15% de sa récolte sera invendable, alors il fait tout ce qui est en son pouvoir
pour contrôler tout ce qu’il peut contrôler, afin de limiter, au maximum de ses
possibilités, les défauts d’aspects, donc les attaques d’insectes, de
bactéries, de champignons (les dégâts légers sont théoriquement acceptés en
bio, mais pas en conventionnel).
Donc il utilisera une quantité toujours
plus importante d’insecticides et de fongicides biologiques, mais non dénués d’effets
secondaires indésirables.
Et le respect de l’environnement, dans tout
ça ?
C’est un vœu, un souhait, ou une exigence
de gens qui ont les moyens de l’exiger, ou l’ignorance qui ne leur permet pas
de savoir que ces petits défauts d’épiderme n’affectent en rien la qualité de
la plupart des produits, ni en bio, ni en conventionnel.
Et ces mêmes gens, qui « veulent du bio parfait », sont aussi souvent les mêmes
qui se scandalisent du gaspillage alimentaire, ou des effets négatifs de
l’agriculture sur l’environnement.
Car ces exigences conduisent inévitablement
l’agriculteur à mettre en œuvre des pratiques agronomiquement inutiles, mais
économiquement indispensables.
La logique individuelle est souvent
incompatible avec la logique communautaire.
Comment y remédier ?
Probablement par de l’information non
déformée, sans idéologie ni sous-entendus commerciaux, et par l’éducation du
consommateur.
L’agriculteur peut faire des choses, et de
fait, les blogs, les émissions objectives (non sensationnalistes) d’information
agricole et les journées portes ouvertes à la ferme se multiplient dans les
pays occidentaux.
Mais le travail de fond n’est pas à la
portée de l’agriculteur, ça devrait plutôt être le rôle de la société civile,
donc de l’administration publique.
On peut toujours rêver, n’est-ce pas ?
En France, se tiennent actuellement les
« États Généraux de l’Alimentation », une grande consultation à
l’échelon national, concernant tous les acteurs de la filière. C’est une
promesse électorale du nouveau Président Macron.
Ça pourrait accoucher d’une souris, ou
mettre en place tellement de freins et de contraintes que les agriculteurs ne
deviendraient plus que des jardiniers paysagistes.
Mais les ministres concernés se sont mis
d’accord pour penser que « pour
améliorer les pratiques agricoles, environnementales et sociales des
producteurs, il faut d’abord qu’ils soient correctement rémunérés, pour
favoriser l’investissement. » http://campagnesetenvironnement.fr/etats-generaux-de-lalimentation-entre-enjeux-alimentaires-agricoles-et-environnementaux/
Il faut dire qu’en France, pays membres du
G8 (un des pays les plus modernes et les plus riches du monde), un agriculteur
sur deux gagnait, en 2016, moins de 350 € par mois (environs 400 $). Cette
somme ne dit rien si elle n’est pas mise en relation avec le SMIC (salaire
minimum interprofessionnel) qui était en 2016 de 1143 € par mois, toutes
charges déduites. Autrement dit, un agriculteur sur deux gagne trois fois moins
que ses propres employés, ou que ce que les autorités nationales considèrent
aujourd’hui comme le minimum pour vivre décemment en France !
Et vous voudriez que ces gens soient avant
tout préoccupées par des sujets, somme toute assez abstraits, alors qu’ils
luttent au quotidien pour faire survivre leurs entreprises et pour pouvoir
offrir à leurs familles des conditions de vie et d’instruction acceptables ?
Certains avaient trouvé dans l’agriculture
biologique une échappatoire digne et élégante, économiquement intéressante, et
intellectuellement et socialement gratifiante.
Il pourrait y avoir quelques déceptions…
Merci pour ces réflexions décapantes qui mettent l'accent sur des aspects peu connus de l'agriculture biologique
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