mardi 15 mars 2016

72- Intempéries -6- Une nuit d'alerte

UNE NUIT D'ALERTE

Ce 16 février, la prévision nous annonce un risque de gelées pour la nuit prochaine. Les alarmes sont réglées pour sonner à +1ºC. Dans les vergers, tout est prêt pour pouvoir intervenir rapidement si c’est nécessaire. Les gens sont prévenus que nous pourrions avoir besoin d’eux à n’importe quelle heure. Nous n’appellerons que ceux qui sont d’accord, en commençant par ceux qui habitent le plus près de chaque ferme. Ils ont l’habitude, ce n’est pas la première fois que ça se produit.
Je prévois de me coucher tôt, ou en tout cas, d’essayer. Il faut dire qu’ici, en Andalousie, se coucher tôt est un concept très inhabituel et difficile à mettre en œuvre.

23h25: Mon portable sonne déjà. D'habitude, je ne dors pas avec, mais en période de risque, je dois être joignable 24h/24. La nuit aura été vraiment courte. Bref, après une sorte de petite sieste d'à peine plus d’une demi-heure, je dois me lever. C'est le chef de culture d'une des fermes. L'alarme vient de sonner. Je lui demande de faire le tour des parcelles en attendant mon arrivée. Il y a au moins un thermomètre dans chaque parcelle à risque, parfois plus.
  


23h40: je pars de chez moi. Juste le temps de sauter dans mes vêtements. En période de risque, les vêtements "spécial gel" sont toujours prêts. Il faut pouvoir réagir très vite. Il vaut mieux empiler les couches. La nuit sera longue et froide.

23h55: j'arrive sur la première ferme. A cette heure-ci, le trafic est fluide, je ne perds pas de temps. Mon collègue arrive en même temps. C'est lui qui se chargera de cette ferme toute la nuit, pour prendre les décisions d’appeler le personnel et d’allumer les pots de paraffine. Mon autre collègue est directement parti sur la troisième ferme. Toutes les alarmes ont sonné dans un intervalle d'une demi-heure.
Premier travail, jeter un coup d’œil sur les relevés de températures. Ça continue de baisser.
J'ai encore de la marge. L'alarme est réglée pour sonner environ 2 degrés au-dessus de la température d'allumage des parcelles les plus sensibles. Ça donne en principe le temps de réagir.
Je fais un tour dans le verger. J'aime ces nuits. Le ciel est toujours magnifique et d'habitude, il n'y a pas un souffle d'air. Une nuit, ça va, on en profite, et c'est finalement assez agréable, malgré le stress. Mais il ne faut rien exagérer, je suis rythmé pour dormir la nuit ! Alors plus de 20 nuits, comme ce fut le cas en 2012 ou en 2005,… bonjour les dégâts!
Nous faisons un tour de contrôle toutes les 20 à 30 minutes tant qu'on est loin de la température dangereuse. Dès qu'on s'approche, nous resserrons la cadence à 10 ou 15 minutes.

00h20: Sur la deuxième ferme, les choses commencent à se précipiter. J'y pars en vitesse. J'ai choisi de m'occuper de celle-là pour trois raisons. D'une part c'est une ferme habituellement froide et de gestion du gel assez compliquée. D'autre part, c'est celle où il y a ces jours-ci la plus grande surface sensible. Enfin et surtout, le chef de culture est nouveau et manque d'expérience pour ce genre de situations.
Il y a plusieurs jours que nous parlons de l'organisation à avoir, mais j'ai surement oublié des choses. Je préfère être là où les choses risquent d'être les plus complexes.
Dès que j'arrive, je fais le point sur les températures. Ça continue de baisser. Le point de rosée se situe à -4ºC. Ça promet d'être animé (plus le point de rosée est bas, plus la température risque de baisser, jusqu'à la saturation de l'air d'humidité et la formation de la rosée). Les parcelles les plus sensibles doivent être allumées à -1ºC.
En plus, sur cette ferme, le vent ne cesse de souffler. Ça complique sérieusement les choses car ça réduit la qualité de la protection et ça augmente l'évaporation donc la sensibilité des plantes.
Plus l'évaporation est élevée, plus la température interne des plantes est basse, donc plus le dégât de gel est potentiellement grave. Un gel avec un air sec sera toujours plus grave que le même gel avec un air humide.
La nuit s'annonce difficile.

1h10: ça devient dangereux. Je fais appeler le personnel. Oui, la technique a des avantages, mais elle exige beaucoup de personnel. Ceux qui habitent le plus près arrivent 20 minutes plus tard. Ils savent où ils doivent aller. Ils allumeront un grand feu en attendant les ordres, pour se garder au chaud. Un tas de bois a été préparé à chaque point d'attente.
  


1h45: la température d'allumage a été atteinte dans une parcelle. Je fais faire un premier allumage un pot sur deux, un rang sur deux. Il faut arrêter la baisse le plus vite possible. En 10 minutes, 8 hectares sont sous protection. On surveille les thermomètres. Ils se stabilisent rapidement. Le personnel retourne au point d'attente.
  


Vidéo réalisée par Roberto, tractoriste de l'entreprise, en février 2012

2h10: une autre parcelle doit être allumée, puis rapidement, l'ensemble des températures baisse et tout se précipite. Il faut allumer toutes les parcelles le plus vite possible.

3h15: toutes les parcelles sont allumées. Je fais le point par téléphone avec mes collègues. Avec des variations, la situation est en gros la même sur les autres fermes.
Le personnel retourne près du feu pour se reposer. C'est un travail ingrat et désagréable. C'est la nuit, après un sommeil tronqué, il fait froid. Quand il faut y aller, il faut courir alors qu'on n'y voit pas grand-chose, c'est salissant, c'est fatigant. En plus, cette nuit, avec le vent, il y a pas mal de fumée. Un rêve…
  


3h45: le personnel a eu à peine une demi-heure pour se reposer. Il faut déjà y retourner. Les températures recommencent à baisser. Cette fois, on va commencer à doubler l'allumage, en quinconce sur les rangs intermédiaires, pour répartir la chaleur et améliorer la qualité de protection.
Progressivement, presque toutes les parcelles doivent être redoublées, sauf une qui, mystérieusement, reste stable.

5h00: une parcelle recommence à baisser. J'attends, pour voir si ça se confirme. Dix minutes après, je fais allumer à nouveau. On triple l’allumage donc. On repasse dans les rangs du premier allumage, sur les pots non allumés. Il y a longtemps que je n'avais pas connu une nuit aussi difficile. Finalement, trois parcelles devront être triplées.

7h30: La fin de nuit est finalement un peu plus calme, heureusement. Le jour commence à poindre. C'est le moment du pic de froid. Mais les thermomètres restent à peu près stables, sans doute grâce à la surface déjà en protection. Il n'y a pas besoin d'allumer davantage.
  


8h45: les thermomètres témoins viennent seulement de repasser au-dessus des seuils sensibles. On peut donc commencer à éteindre. Je fais commencer par les parcelles les moins froides. Il faut 45 minutes pour tout éteindre.


Quelle nuit! Aucune prévision ne l’avait annoncée aussi compliquée. Je ne me souviens pas d'une nuit isolée aussi longue et difficile. Ce sont en général des épisodes de plusieurs nuits, parmi lesquelles une ou deux sont problématiques. Mais là...

Je fais relever, dans le courant de la journée, les thermomètres, pour noter les températures minimales absolues de chaque parcelle. Et surprise, dans des parcelles non protégées, la température est descendue jusqu'à -4,8ºC. Incroyable, alors que vu ce que disaient les prévisions, on pouvait s'attendre à des températures minimales absolues de -2 à -2,5ºC.

Dans le courant de la journée, les nouvelles commencent à arriver de nos voisins qui ne protègent pas, ou des autres régions de production en particulier de Murcia et Valencia, les régions qui nous font habituellement une forte concurrence. Les dégâts y sont énormes. Il y aura sans doute un gros déficit de production, sur les variétés précoces du mois d'avril et de mai.
Nous avons eu raison de protéger. Si les mois d’avril et mai ne sont pas surchargés de fruits, il y a des chances que les prix soient bons.
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. C'est une maxime qui est malheureusement souvent d'actualité dans la production de fruits et légumes. Ce sont des produits périssables, de vie utile courte, extrêmement sensibles aux aléas du marché. Et une faible baisse de production a souvent de grandes répercussions sur le marché.

Mais attention, nous sommes passés très près d'une catastrophe. Les observations réalisées les jours suivants ont montré que certaines parcelles ont eu un dégât juste à la limite. Le travail d'éclaircissage sera orienté à compenser les parties gelées. Au bout du compte, nous aurons une récolte complète.
Mais il s'en est fallu de peu.

Jeune nectarine avec dégâts de froid, deux jours après la gelée. couleur vert sombre et aspect huileux translucide. Ce fruit tombera bientôt.

Jeune nectarine sans dégâts. Couleur vert clair, brillant.

Jeune pèche, plus grosse, plusieurs jours après la gelée, avec dégât interne sur le noyau. Ce fruit n'arrivera pas jusqu'à la récolte.

Jeune nectarine sans dégât interne. Le noyau est très blanc, turgescent et sain.

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