dimanche 4 janvier 2015

6- Le goût des aliments frais



La majorité des consommateurs s’accordent à dire que le goût des aliments a beaucoup perdu ces dernières années. C’est sans doute vrai, mais il faut considérer qu’il y a une grande subjectivité là-dedans, et que la mémoire peut être très trompeuse. Il faut ajouter à ça, que les souvenirs du goût de l’enfance sont le plus souvent associés à des sensations agréables ou désagréables qui modifient la mémoire de la réalité. Je ne cherche pas une excuse, mais c’est une réalité qui accentue l’impression de perte de qualité.
Je vais me centrer sur les éléments qui agissent sur le goût. Je vais vous parler surtout des fruits et légumes, dont je connais mieux les facteurs de qualité, et à la fin, j’ajouterai quelques détails qui concernent les animaux.
Le classement des facteurs n’est pas choisi au hasard, ils sont mis dans l’ordre d’influence sur le goût.

Premier facteur: la variété
On appelle ça aussi le « matériel végétal ». C’est ce qui va déterminer le potentiel gustatif d’un aliment. Le goût d’un aliment est inscrit dans son potentiel génétique, ainsi que la majorité de ses caractéristiques (calibre, fermeté, couleur, texture, jutosité, arômes, équilibre sucre/acide, épiderme, etc.). Quelles que soient les conditions de culture, une variété peut seulement exprimer gustativement ce qui est inscrit dans ses gènes.
Une mauvaise variété sera toujours mauvaise; mise dans des conditions optimales, elle sera seulement moins mauvaise. Par contre, mal gérée, elle peut devenir immangeable.
Une très bonne variété peut être seulement bonne, ou devenir excellente. C’est au niveau de cette différence qu’interviennent les autres critères.

Second facteur: la maturité
L’état de maturité va permettre à la variété d’exprimer tout son potentiel gustatif, ou pas. Chaque type de fruit ou légume et chaque variété a son moment idéal de récolte, qui est le moment où il arrive au point d’équilibre entre tous les éléments qui constituent la qualité gustative.
Un des cas les plus typiques est la poire. Pour la plupart des variétés de poire, le point idéal de maturité se situe plusieurs jours avant la maturité physiologique. Pourquoi ? Parce que c’est le moment où l’équilibre entre la texture de la chair, le développement des arômes et des sucres est le meilleur. Il faut donc cueillir le fruit à ce moment et l’affiner avant sa consommation.
Que se passe-t-il si on laisse le fruit plus longtemps sur l’arbre? L’approche de sa maturité physiologique provoque une production naturelle d’éthylène par les pépins, qui va perturber les arômes et réduire sa qualité gustative.
Que se passe-t-il si on consomme le fruit cueilli à point, sans l’affiner? La texture de la chair sera trop dure, parfois granuleuse, l’acidité trop élevée, les arômes encore partiellement masqués. Ce sera un fruit insipide, sans intérêt.
Cueillir un fruit à point ne signifie pas toujours le cueillir mûr, mais au meilleur moment pour profiter de toutes ses qualités.

Troisième facteur: le climat de l’année
Une plante fonctionne grâce à la photosynthèse, donc grâce à la lumière du soleil. Un temps très couvert pendant les dernières phases du cycle va réduire la saveur de la variété.
De même, un excès de pluie ne va pas permettre à la plante d’absorber les éléments nutritifs dont elle a besoin, provoquant une certaine « dilution » de la qualité organoleptique.
Un climat trop froid, ou trop chaud, de fortes alternances de chaud et de froid, la grêle sont autant d’incidences climatiques qui perturbent le fonctionnement de la plante et ne lui permettent pas d’alimenter correctement ses fruits.
Il est évident que ce sont des facteurs sur lesquels l’agriculteur a généralement peu de prise, sauf dans certains cas. Il peut ainsi installer des filets paragrêle, ou cultiver sous serre, de manière à pouvoir créer artificiellement un climat qui convienne à la culture.

Quatrième facteur: le terroir
La notion de terroir intègre de nombreux facteurs qui sont en particulier la zone géographique, le relief, le sol, le sous-sol, le microclimat, et l’exposition.
En vigne, le terroir est un facteur essentiel. Pourquoi ? Parce que c’est une culture non ou peu irriguée, donc soumise presque entièrement aux conditions naturelles agronomiques et climatiques du lieu où elle pousse. C’est également vrai pour toutes les cultures conduites dans des conditions similaires (olivier, abricotier, amandier par exemple, s’ils sont conduits dans des conditions traditionnelles).
Par contre, l’importance du terroir diminue beaucoup en culture fertilisée et/ou irriguée, puisque l’agriculteur apporte à la plante, le « confort » qu’elle ne trouverait pas forcément au naturel.
Il existe pourtant quelques cas particulier, comme c’est le cas de la pomme Golden. Réputée insipide jusque dans les années 80, elle est devenue bonne, voire très bonne, selon la zone de production. Cette variété est très sensible au terroir, et les zones de montagne peuvent produire une très haute qualité. C’est ainsi qu’en Europe, les terroirs reconnus comme les mieux adaptés sont le Limousin et la Savoie en France, et le Val d’Aoste et le Sud Tyrol en Italie. D’autres pays développent leurs propres zones adaptées pour obtenir un haut niveau qualitatif (le Somontano en Espagne, le Lac de Constance en Allemagne, certaines zones des états de l’Oregon et du Washington aux Etats-Unis, etc.).

Cinquième facteur: les conditions de culture
Pour obtenir un niveau optimal de qualité, l’agriculteur doit essayer d’équilibrer la culture. C’est-à-dire que le rapport entre vigueur et production doit être optimal, que le nombre de feuilles par fruit soit suffisant (la feuille est le fournisseur de presque tous les éléments dont le fruit a besoin). Un excès de vigueur fragilise le fruit et réduit sa qualité. Un manque de vigueur va généralement augmenter la qualité du fruit, mais réduire son calibre, réduire la productivité, et réduire la capacité de la plante à renouveler ses organes de production. Mais cela dépend également de la cause du manque de vigueur. Si c’est un problème de sécheresse, d’asphyxie radiculaire par excès d’eau ou un problème sanitaire, la qualité peut baisser.
La photopériode agit également sur la plante. Il s’agit de l’évolution de la durée du jour (raccourcissement ou allongement, selon la saison). C’est le principal point de repère de la plante sur la saison en cours. C’est surtout sensible pour les cultures annuelles, puisque les cultures pérennes suivent leur cycle de manière naturelle. Il faut semer la culture annuelle au bon moment pour que la plante se trouve dans les conditions qui lui conviennent. Si ce n’est pas le cas, en général la culture va pouvoir se développer, parfois avec des difficultés, mais le produit récolté n’aura pas les caractéristiques qualitatives requises.
Le point le plus critique, parmi les techniques de culture, et qui agisse sur la qualité, est la gestion de la nutrition de la plante. Elle a besoin de certains éléments à des moments précis pour pouvoir optimiser son fonctionnement physiologique. Tout l’art nutritionnel de l’agriculteur est de savoir (et pouvoir) apporter à la plante les éléments dont elle a besoin, au moment précis où elle en a besoin, et en quantité nécessaire et suffisante, sans excès. Et ça, c’est vraiment difficile car il y a encore beaucoup d’inconnues en nutrition végétale, et les conditions climatiques et agronomiques ont une grande influence sur la capacité de la plante à s’alimenter. Notons que lorsqu’on parle de nutrition végétale, on inclue la fertilisation, bien sûr, mais aussi l’irrigation, c’est à dire l’alimentation hydrique de la plante, l’eau étant le moyen dont elle dispose pour absorber les éléments nutritifs.

Sixième facteur: le mode de culture
La production biologique apporte-t-elle une amélioration du goût ? La réponse est très nette, et de nombreuses études en cours ou achevées le démontrent : c’est non. Pourtant, sa réputation de meilleur goût est bien établie. C’est vrai, mais les raisons en sont bien différentes du mode de culture. Le fond du problème est que les marchés acceptent un niveau de présentation esthétique nettement inférieur pour les produits bio que pour les produits conventionnels. Cela permet de cultiver des variétés que les marchés refusent habituellement. On en revient donc au premier facteur: la base génétique est le fondement du goût.
On peut même pousser le raisonnement plus loin : prenons la même variété, de n’importe quelle culture, et optimisons-la dans plusieurs systèmes de culture. Nous pouvons comparer, par exemple l’hydroponie sous serre (la plante est cultivée sans sol, dans un substrat inerte et reçoit la totalité de ses besoins nutritifs à travers le système d’irrigation, avec des dosages très précis grâce à un pilotage automatique avancé), la culture en sol sous serre, la culture extérieure en sol en agriculture conventionnelle et la culture extérieure en sol en agriculture biologique. C’est le seul moyen objectif de mesurer les différences, et c’est habituellement sur ce genre de schéma que sont réalisés les essais. Il est bien évident que les critères de comparaison de la qualité seront les mêmes pour chaque système. On ne fera varier que les critères spécifiques de chaque technique de production.
On obtiendra probablement les résultats suivants :
En 1 l’hydroponie
En 2 la serre, culture en sol
En 3 la culture extérieure conventionnelle
En 4 la culture extérieure biologique
Pourquoi ?
Simplement pour la qualité de nutrition. Chaque système a ses qualités et ses défauts. Mais en ce qui concerne la nutrition, le classement est sans appel.
Mais attention, ces différences seront toujours faibles.
Et l’idée que le fruit sera meilleur parce que la plante est fertilisée avec du fumier est totalement fausse. Je vous l’expliquerai plus en détails dans quelques temps dans une publication sur la nutrition végétale.

Concernant les animaux
Les facteurs sont très similaires. Il faut cependant rajouter une différence évidente et fondamentale qui distingue les animaux des végétaux: ils sont mobiles. L’essentiel de ce qu’on mange chez un animal (y compris le poisson) est la viande, c’est à dire le muscle. Et un animal a besoin de bouger, de se mouvoir pour que le muscle se développe correctement et gagne la consistance qui en fera une bonne viande (je vous rappelle que je ne suis pas en train de parler d’éthique ni de bien-être animal, mais de qualité des aliments frais). Quel que soit le mode ou la technique d’élevage et le soin apporté à la gestion de la ferme, la viande ne pourra acquérir une qualité optimale que si l’animal a la possibilité de se mouvoir. Et dans ce cadre, les élevages traditionnels (bio ou pas), dans lesquels les animaux disposent d’une (relative) liberté de mouvement, obtiendront toujours une amélioration sensible de qualité. Un must dans le genre, est l’élevage du cochon ibérique, quand il est fait dans les règles de l’art. Les animaux sont élevés dans de gigantesques enclos (de plusieurs hectares, parfois de plusieurs dizaines d’hectares), situés dans des sous-bois de chênes verts et de chênes liège (appelés « dehesas »), et l’essentiel de leur alimentation vient de l’herbe, et surtout des glands qu’ils doivent eux-mêmes chercher. C’est seulement dans les années de grave sécheresse, quand les chênes ne produisent pas de glands en quantité suffisante, que l’agriculteur peut être obligé de leur apporter des compléments alimentaires.

Pour bien manger, devra-t-on toujours acheter des produits bio ou aller chez le marchand de quartier? Les gens qui font leurs courses dans les supermarchés sont-ils condamnés à mal manger? L’évolution est en cours. Depuis plusieurs années, les hybrideurs de tous genres et de tous pays ont réintégré des géniteurs choisis pour leur goût dans leurs programmes d’amélioration génétique, de manière à essayer de combiner les qualités commerciales (aspect et conservation en particulier) avec la qualité gustative. C’est un travail long, mais qui commence à donner des résultats. Au cours des années à venir, le changement devrait être tangible. Par exemple, la fraise de Huelva, tant critiquée, à juste raison, pour son manque de goût, devrait changer sous l’impulsion de nouvelles variétés, encore en expérimentation, qui sont le croisement de grosses fraises avec des fraises des bois. De la même manière les tomates sans goût des années 1980-2000 sont en train de changer avec l’arrivée des variétés de type RAF ou cœur de bœuf. Ces nouvelles variétés rassemblent beaucoup de qualités qui en font des produits appréciés autant par la filière que par les consommateurs. Elles sont la preuve des changements en cours.

Où trouver des produits frais de qualité? À cette question, je dois répondre d’une autre façon que dans ma publication sur la sécurité alimentaire. Il faut dire que, aujourd’hui, il est difficile de garantir à la fois la sécurité alimentaire et un niveau élevé de qualité. Pour trouver des produits frais de qualité, il faut aller les chercher à la ferme, dans une boutique de quartier, ou aller au marché. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils vivent de la satisfaction de leurs clients. Si un jour vous êtes mal servi, vous protesterez la fois suivante. Mais si ça se répète, vous changerez d’endroit. Ce sont des endroits qui ne vivent que de ça, ce qui les oblige à soigner la qualité qu’ils proposent. En revanche les supermarchés vont proposer un produit différent, avec une garantie plus élevée, mais dont il est à peu près impossible de deviner la qualité. Mais on va au supermarché pour d’autres raisons, parce qu’on y trouve à peu près de tout au même endroit, par commodité et pour le prix (en principe). Tout dépend des priorités de chacun.

Dans une prochaine publication, je vous parlerai des différentes acceptions de la notion de qualité, par les acteurs de la filière, qui vous aidera à comprendre que tout le monde fait de la qualité, mais pas forcément avec la même idée du résultat final.

2 commentaires:

  1. Merci pour cet article intéressant et détaillé.
    Une question cependant : qu'en est-il du délai entre cueillette et consommation (hors délai d'affinage) ?
    Une courgette ou un radis noir cueillis quelques heures avant consommation sont meilleurs que cueillis quelques jours avant consommation.
    Même chose pour une pomme entre quelques jours et quelques semaines.
    Tout dépend aussi des conditions de conservation.
    Tout ceci peut interférer avec la perception du consommateur. Par exemple dans un circuit "court" le délai peut être plus court, donc les qulités mieux préservées. Mais ce n'est pas toujours le cas....
    Votre avis là-dessus ?
    JFP

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  2. C'est une vaste question. Ça me donne l'dée d'en faire un article.
    En fait ça pose la question des circuits d'approvisionnement, de la disponibilité des aliments au long de l'année, de l'équilibre alimentaire.
    Il est évident qu'un fruit ou un légume sera en général meilleur très frais qu'après une conservation de plusieurs jours, semaines ou mois.
    Les techniques de conservation ont fait de grands progrès, grace avant tout à la connaissance du produit en lui-même, et des caractéristiques de son processus de vieillissement et sénescence.
    On est actuellement capable de conserver les produits les plus aptes jusqu'à plus d'un an, sans que le consommateur s'en rende réellement compte.
    La question est: quelle société voulons-nous? Quel type d'accès aux aliments voulons-nous? Mettons-nous la santé et la qualité de la nutrition au premier plan, ou pas?

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